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Armée de sa petite truelle spéciale, Nora s’agenouilla et commença par dégager l’une des vieilles briques du laboratoire. Gorgée d’humidité, la brique s’effritait au contact de la truelle et Nora dut l’enlever en plusieurs morceaux avant de s’attaquer aux suivantes. Perché au bord du trou, O’Shaughnessy l’observait. Ils avaient travaillé toute la nuit et toute la matinée pour élargir l’excavation qui s’étalait maintenant sur huit mètres carrés. Nora était au bord de l’épuisement, mais elle n’aurait laissé à personne d’autre le soin de dégager l’ancien sol du laboratoire de Leng.
Tenu au courant de l’avancement des fouilles, Pendergast avait quitté son lit de douleur en dépit des récriminations de ses médecins et infirmières pour rejoindre Nora et le sergent à Doyers Street. Allongé sur un sommier orthopédique commandé spécialement pour l’occasion, il attendait la suite des événements, les bras croisés, les yeux clos, parfaitement immobile. Avec son costume noir et son visage livide, il était plus funèbre que jamais. Son chauffeur, Proctor, lui avait apporté divers objets de son appartement du Dakota : une petite table de chevet, une lampe Tiffany, toute une batterie de préparations et d’onguents, une boîte de bouchées d’un grand chocolatier parisien, ainsi qu’une pile de livres et de vieux plans.
Sous le sol en brique de l’ancien laboratoire de Leng, la terre détrempée dégageait une odeur nauséabonde.
Nora acheva de dégager un mètre carré de briques, puis elle traça un sillon en diagonale à l’aide de sa truelle afin de tester le terrain. L’eau n’était pas loin et elle n’eut pas beaucoup à creuser pour exhumer une première trouvaille qu’elle débarrassa de son carcan de terre en quelques coups de brosse.
Il s’agissait du squelette rouillé d’un vieux parapluie datant du XIXe siècle qu’elle photographia avant de le poser délicatement sur une feuille de papier spécial.
— Auriez-vous trouvé quelque chose ? s’enquit Pendergast sans ouvrir les yeux. D’une main blanche interminable, il prit un chocolat dans la boîte posée à côté de son lit de fortune et le mit dans sa bouche.
— Un vieux parapluie.
Nora se remit immédiatement au travail. Elle avançait rapidement dans une terre de plus en plus meuble, presque boueuse.
Quarante centimètres plus bas, dans le coin gauche du carré qu’elle fouillait, sa truelle rencontra un objet dur qu’elle dégagea à l’aide d’une brosse. Elle retira instinctivement sa main en s’apercevant qu’il s’agissait d’une touffe de cheveux encore accrochée à la calotte d’une boîte crânienne.
Assourdi par la distance, un coup de tonnerre brisa le silence. Après être resté des heures sur Manhattan, l’orage n’avait pas encore fini de s’éloigner.
Penché derrière Nora, O’Shaughnessy retenait son souffle.
— De quoi s’agit-il ? demanda immédiatement Pendergast à qui rien n’échappait.
— Je viens de trouver un crâne.
— Continuez à creuser, fit l’inspecteur d’une voix qui ne trahissait pas le moindre étonnement.
Le cœur battant, Nora écarta délicatement les mottes de terre restées collées sur le crâne ; elle ne tarda pas à apercevoir un front et deux orbites pleines d’une matière visqueuse et collante. Une odeur pestilentielle la prit à la gorge et elle eut un haut-le-cœur. On était loin des squelettes anasazis enterrés depuis des millénaires dans du sable sec.
Elle prit la précaution de se protéger le nez et la bouche à l’aide de son T-shirt avant de poursuivre sa tâche, dégageant la fosse nasale avec son cartilage, puis un maxillaire au centre duquel on distinguait des reflets métalliques.
— Décrivez-moi la chose, s’il vous plaît, demanda Pendergast d’une voix faible.
— Une minute, je n’ai pas terminé.
Nora brossa consciencieusement le reste du crâne, puis elle s’accroupit.
— Bien. Nous sommes donc en présence d’un crâne ayant appartenu à un adulte de sexe masculin. On remarque quelques touffes de cheveux ainsi que des restes de matières organiques dont la présence s’explique sans doute par le manque d’oxygène de cette terre humide. À hauteur du maxillaire, on distingue deux dents en métal maintenues en place à l’aide d’un bridge. Plus bas, derrière la mâchoire inférieure, on aperçoit des lunettes à monture dorée dont l’un des verres est fumé.
— Ah ! Fort bien. En clair, cela signifie que vous venez de retrouver Tinbury McFadden.
Pendergast marqua une pause avant d’ajouter :
— J’ai bien peur qu’il vous faille poursuivre. Il nous manque encore James Henry Perceval et Dumont Burleigh, deux collègues du docteur Leng, membres du Lycéum comme lui, qui ont eu la malchance de recueillir les confidences de J. C. Shottum. Une fois que nous les aurons retrouvés, là boucle sera bouclée.
— Avant que j’oublie, reprit Nora. Hier soir, en effectuant mes fouilles, je me suis souvenue de quelque chose. La première fois que j’ai demandé à Puck de me montrer les archives du cabinet Shottum, il a remarqué incidemment que beaucoup de monde semblait s’y intéresser ces derniers temps. Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, mais après ce qui s’est passé, je me suis posé des questions. Je serais curieuse de savoir...
Elle laissa sa phrase en suspens.
— De savoir qui a bien pu nous précéder, poursuivit Pendergast, achevant la pensée de la jeune femme.
Au même moment, on secoua de l’extérieur la poignée de la porte d’entrée.
Tous les regards se tournèrent de ce côté.
La poignée gigotait dans tous les sens. Puis on se mit à frapper l’huis avec violence, les coups se répercutant dans l’appartement vide. Un silence, et les coups reprirent de plus belle.
O’Shaughnessy s’avança, la main sur la crosse de son arme.
— Qui est là ?
De l’autre côté de la porte, une voix féminine s’écria d’un ton aigre :
— Quoi se passe ici ? Sentir pas bon ! Quoi faire dans appartement ? Ouvrir porte !
— C’est madame Lee, fit Nora en se relevant. La propriétaire.
Pendergast n’avait pas bougé de son matelas. Ses paupières s’ouvrirent un instant sur ses yeux délavés pour se refermer aussitôt. On aurait dit qu’il s’apprêtait à faire la sieste.
— Ouvrir tout suite ! Quoi se passe ici ?
Nora sortit de la fosse et s’approcha de la porte.
— Quel est le problème ? demanda-t-elle d’une voix calme, O’Shaughnessy à ses côtés.
— Problème avec odeur ! Ouvrir tout suite !
— Je ne sens rien. L’odeur doit venir d’ailleurs.
— Pas vrai ! Odeur venir d’ici, remonter par plancher. Sentir toute la nuit, encore pire maintenant près appartement. Ouvrir tout suite !
— Je faisais un peu de cuisine, c’est tout, répliqua Nora d’une voix rassurante. Je prends des cours, mais je ne suis pas très douée et...
— Pas odeur cuisine ! Sentir merde ! Ici immeuble tranquille ! Moi appeler police !
Loin de se calmer, Mme Lee frappait à coups redoublés sur la porte.
Nora se tourna vers Pendergast, raide comme un mort sur sa couche. Voyant qu’elle n’avait rien à attendre de lui, elle regarda O’Shaughnessy d’un air inquisiteur.
— Si elle veut la police, elle va être servie, se contenta-t-il de dire en haussant les épaules.
— Mais vous n’êtes même pas en uniforme. Elle ne me croira jamais si je lui dis que vous êtes policier.
— J’ai mon badge.
— Oui, mais que va-t-on lui dire ?
La porte tremblait sous les coups.
— La vérité, tout simplement.
O’Shaughnessy retira les verrous l’un après l’autre et ouvrit la porte.
La vieille petite madame Lee lui faisait face. Elle regarda par-dessus l’épaule du sergent et aperçut, horrifiée, l’énorme trou au milieu du living-room, le tas de terre, les piles de briques et le crâne au fond de la fosse.
O’Shaughnessy s’empressa de sortir son badge, mais la vieille femme ne le vit même pas, hypnotisée par le crâne au sourire hideux au fond de son trou.
— Vous êtes bien madame Lee ? Je suis le sergent O’Shaughnessy de la police de New York.
Mme Lee, les yeux ronds et la bouche grande ouverte, s’était transformée en statue de sel.
— Un crime a été commis dans cet appartement, poursuivit O’Shaughnessy d’un ton apaisant. Quelqu’un avait enterré le corps et nous sommes actuellement en train d’enquêter. Je comprends votre réaction, madame Lee, mais ne craignez rien. Nous contrôlons la situation.
À ces mots, la vieille femme parut se réveiller. Elle leva les yeux sur lui, regarda son badge, puis son arme.
— Mais quoi vous...
— Un meurtre a été commis dans cet appartement, madame Lee.
Ses yeux effarés allaient du squelette dans son cercueil de terre à la silhouette de Pendergast, statufié sur son matelas, les mains croisées sur sa poitrine.
— Madame Lee, je vais vous demander de rentrer tranquillement chez vous et de ne parler à personne de cette affaire. Fermez votre porte à clé, ne vous servez pas du téléphone, et ne laissez entrer personne sans vérifier qu’il porte un badge comme celui-ci, lui dit-il d’un ton aussi calme et persuasif que possible, lui fourrant son badge sous le nez.
— Vous m’avez compris, madame Lee ?
Elle hocha la tête machinalement.
— Maintenant, rentrez chez vous. Nous en avons encore pour quelques heures. Mes collègues de la police criminelle ne viendront que plus tard. Les spécialistes de l’identité judiciaire, le médecin légiste et tout le tralala. Vous aurez l’occasion de vous exprimer à ce moment-là. En attendant...
Le doigt sur les lèvres, il lui faisait signe de ne rien dire à personne.
Mme Lee tourna les talons et remonta les quelques marches en traînant les pieds, tel un zombie. Nora entendit la porte de l’immeuble s’ouvrir et se refermer.
Le silence à peine revenu, Pendergast souleva une paupière, cherchant de l’œil O’Shaughnessy, puis Nora.
— Bien joué tous les deux, dit-il d’une voix douce, une ombre de sourire sur les lèvres.